www.solidarites.org

Dénoncer ou rester ?

Publié le jeudi 11 avril 2024

Soudan : cas d’école de la prise de parole humanitaire

Nous, les travailleurs humanitaires, sommes les témoins des violences les plus odieuses, les plus massives, et souvent les plus politiques. Mais nous ne prenons pas part aux hostilités, nous ne choisissons pas de camp : nous apportons l’aide humanitaire aux populations. Un pacte nous lie avec les personnes bénéficiaires, les bailleurs, les donateurs et nos équipes, celui de la neutralité et de l’impartialité. Ces principes fondateurs garantissent notre capacité à aider toutes les populations sans discrimination sur la base de leurs besoins.  

Nous sommes tenus par ailleurs de témoigner. Ce devoir figure dans l’article 8 de la charte de notre ONG : « Témoin des situations difficiles dans lesquelles elle s’engage, SOLIDARITÉS INTERNATIONAL s’efforce d’informer et si nécessaire d’alerter l’opinion publique. » Mais témoigner sans subjectivité, sans prise de parti, peut être compliqué. D’autres corps de métier ont pour fonction de dénoncer ces situations ou d’agir politiquement. Ça n’est pas notre cas. Nos prises de paroles doivent être sincères tout en tenant compte d’une réalité qui s’impose : les groupes armés ou étatiques peuvent nous interdire l’accès aux populations en un claquement de doigt.  

Dans cette situation, comment s’exprimer sur les exactions sans perdre notre capacité à délivrer l’aide aux populations ? Comme dans tant d’autres pays, au Soudan, nous avons dû réfléchir à nos engagements et forger notre positionnement.   

Par Justine Muzik Piquemal 

  • 43 millions d'habitants
  • 172ème sur 191 pays pour l'Indice de Développement Humain
  • 21 000 personnes bénéficiaires

Il y a un an, le 15 avril 2023, lorsque le Soudan se réveille en guerre, la situation est illisible. Il faut parer au plus urgent, suivre heure par heure, minute par minute, les informations émanant de nos collègues sur place et des réseaux sociaux. Puis vient le moment où le réseau ne fonctionne plus. Les informations qui nous parviennent sont sporadiques. La violence des combats est indescriptible et n’épargne pas les civils. Nos collègues soudanais, victimes et témoins directs des exactions, tentent de sauver leur famille dans un chaos indescriptible. Être à distance dans de tels moments est insupportable. On débute les décomptes : des dégâts, des violences, des besoins, des morts, des vivants. On tente de comprendre, mais la situation est trop confuse. Nous ne sommes pas en capacité de témoigner à ce moment-là.  

Les équipes expatriées ont été évacuées. Les équipes soudanaises se sont mises à l’abri. Mais nous constatons très rapidement que nous devons rassembler nos forces, envoyer du matériel et trouver le moyen d’agir. Parce que les besoins des populations sont immenses et qu’ils n’attendent pas. Parce que la présence d’ONG internationales travaillant avec la totalité des protagonistes ne peut être que bénéfique en remettant l’humain au centre des discussions. Personne ne comprend comment nous pouvons imaginer travailler dans une situation aussi dangereuse et chaotique, mais nous redoublons d’effort pour négocier la reprise de nos actions et le retour de nos équipes internationales. En attendant de réussir à entrer de nouveau au Soudan, nous déployons nos tentes au Tchad, dans la petite ville d’Adré à la frontière soudanaise qui accueille quotidiennement des réfugiés soudanais. Puis le 16 juin, 80 000 personnes arrivent à Adré en 48 heures. 80 000 êtres humains meurtris. Des gens à perte de vue. Des femmes et des enfants blessés, troués d’impacts de balles, mutilés, échoués devant l’hôpital. La situation humanitaire dépasse l’entendement. Nous sommes parmi les rares personnes à avoir la capacité de témoigner de ce qu’il se passe à Adré à ce moment-là. Se taire nous semblerait manquer à notre devoir. Nous décrivons ce que nous avons sous les yeux. Nous parlons de cette détresse et des besoins humanitaires qui en découlent. Nous ne nous exprimons pas sur les différends politiques, les gouvernements ni sur les groupes armés. Depuis le début du conflit, les protagonistes se renvoient la balle sur les raisons de cette guerre. Pourquoi si violente, pourquoi si sale ? Nous ne sommes pas en mesure de l’analyser. Notre rôle est d’aider les populations. Et pour cela nous devons pouvoir décrire leur situation.   

C’est pourquoi, depuis notre retour au Soudan, nous n’avons eu de cesse de communiquer sur la situation. Nous remplissons notre devoir en informant et en décrivant la situation humanitaire de la façon la plus transparente. Mais nous assumons notre devoir de neutralité et communiquons de façon à ce qu’aucune partie prenante de cette guerre ne puisse nous reprocher un parti pris. Ceci en nous tenant toujours scrupuleusement à la vérité. Un jeu d’équilibriste difficile à tenir, mais qui nous garantit d’atteindre les populations victimes du conflit pour leur venir en aide.  

Nous ne nous sommes jamais mis d’accord avec des parties prenantes sur une version de l’Histoire. Mais nous ne nous sommes pas engagés à nous taire non plus. Au final, nous avons rarement été aussi présents dans les médias (TF1, Reuters, BBC, LCI, CNN, Le Monde, Marianne, The Economist, L’Obs, France Inter, France Info, France Culture, RFI, France 24, La Croix, Europe 1, Le Parisien…) que depuis le début de cette guerre. Nous nous sommes engagés à parler de la situation humanitaire et de ce dont la population a besoin. Nous travaillons auprès de tous, quel que soit leur groupe ethnique et nous discutons avec tous les groupes armés. Grâce à ce discours et ce positionnement clairs et justes, notre neutralité est reconnue, nous pouvons être présents et agir au Soudan aujourd’hui dans la plus grande transparence.  

Finalement, après un an de cette guerre, il me semble que la question de dénoncer ou de rester doit se poser différemment. Chacun doit prendre sa place dans une chaine de responsabilités plus générale. Les ONG humanitaires doivent laisser à d’autres l’examen des crimes et la poursuite de leurs auteurs. Mais cela ne les dédouane pas de leur devoir de témoignage. Mettre les humains et leurs besoins au centre des préoccupations, dénoncer les conséquences des conflits sur les populations, est notre responsabilité directe. Y déroger serait un échec. Nous devons et nous pouvons témoigner et aider sans discriminer. 

Photo : © SOLIDARITÉS INTERNATIONAL

Soutenez nos actions sur le terrain

Je fais un don