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Soudan : le jour où tout a basculé

Publié le mercredi 10 avril 2024

Maintenir l’aide humanitaire coûte que coûte 

Le Soudan connait des conflits depuis des décennies qui ont abouti en 2021 à un coup d’État mené par Abdel Fattah al-Burhan et Mohamed Hamdan Dogolo « Hemedti ». Bientôt les deux hommes s’opposent dans ce qu’il est convenu d’appeler « La guerre des généraux », un conflit sans merci qui mène le pays au désastre. Le 15 avril 2023, les violences ont pris une ampleur particulière qui ont stoppé jusqu’à l’aide humanitaire. Récit au jour le jour de la tourmente dans laquelle a été prise l’équipe de SOLIDARITÉS INTERNATIONAL.  

15 avril, la détonation 

Le samedi 15 avril 2023, Khartoum, une des capitales les plus stables d’Afrique, s’éveille sur une belle journée de Ramadan. Rapidement, les premiers coups de feu éclatent. L’information remonte : « Il y a un truc qui se passe à Khartoum ». Charline, alors coordinatrice terrain à Geneina, dans l’Ouest du Soudan, finit son café avec ses collègues. En France, Justine, directrice régionale pour SOLIDARITÉS INTERNATIONAL, décide de partir en vacances avec ses enfants, comme prévu. Mais à 10h, des combattants font irruption dans l’aéroport de Khartoum et les premiers bombardements éclatent. Les premières vidéos arrivent sur internet : des avions de combats qui survolent Khartoum, des gens couchés qui tentent de se protéger des tirs, des bombardements. L’évidence se fait jour. Les deux camps sont entrés dans une guerre violente, la situation est extrêmement dangereuse.  

Bientôt, la violence se répand d’une ville à l’autre, comme une trainée de poudre. Vers 11h, on entend les premiers coups de feu à El-Fasher, puis à Port Soudan. À Geneina, la première roquette arrive dans la soirée.

  • 43 millions d'habitants
  • 172ème sur 191 pays pour l'Indice de Développement Humain
  • 21 000 personnes bénéficiaires

Les équipes de SOLIDARITÉS INTERNATIONAL sont confinées. « Les infos venues de Khartoum étaient dramatiques.On nous racontait qu’il n’y avait aucune considération du fait qu’il y ait des civils, et aucun problème à tuer des humanitaires. On avait l’impression qu’ils n’en avaient rien à faire. Toute la ville a été mise à feu et à sang. Les pilleurs sont arrivés rapidement. » raconte Charline.  La sécurité n’étant pas assurée, la décision est prise de protéger les équipes nationales et d’évacuer les expatriés, à commencer par ceux de Khartoum. Mais pour Justine, l’inquiétude ne fait que commencer : « La famille de notre collègue Jo était dans Khartoum sous les bombardements avec trois enfants de 10, 8 et 5 ans. Il fallait trouver une solution pour les sortir de là. » 

Pendant ce temps, à Geneina, Charline et les équipes locales attendent sur le qui-vive. « On se sent dépassé parce qu’on ne comprend pas ce qu’il se passe. C’est tellement violent, d’une ampleur inimaginable. On reçoit 50 000 informations à la seconde. Le pays qui nous accueille sombre et nos collègues avec. Ils savent que des événements tragiques vont avoir lieu. » 

L’évacuation, une violence suspendue 

Le jeudi 20 avril, depuis l’arbre de la paillotte du bureau, Charline et ses collègues entendent des tirs dans une zone jusqu’alors silencieuse. « Ça y est, c’est parti. » Une attaque vient d’avoir lieu en plein marché, c’est la panique. Chacun rentre chez soi, se mettre à l’abri et faire des stocks de nourriture. Concernant Geneina, l’évacuation se déclenchera en fin de semaine.   

Depuis la France, Justine et son équipe organisent les évacuations : « On a attendu pour respirer un peu, que la famille de Jo monte dans la voiture avec des drapeaux blancs faits de torchons pour aller au point de ralliement de l’évacuation française. À partir de là, c’était la France qui gérait. » 

Samedi 22 avril vers 14h, Charline apprend que plus de 500 véhicules de groupes armés attendent de rentrer dans la ville de Geneina.  

Dimanche 23 avril, à 5h du matin, le mari de Jo appelle pour dire que le convoi part vers un aéroport au nord de Khartoum afin d’être évacué par l’armée française. À 14h, la famille est montée dans l’avion qui les emmène à Djibouti. 

Charline, elle, prépare son évacuation.  « J’avais un sentiment de culpabilité énorme, d’avoir la chance de pouvoir partir. Un sentiment d’injustice total pour ceux qui restaient. Il y avait un accord pour laisser partir les convois d’expatriés entre 7h et 9h. La nuit de la veille, on a appelé les collègues un par un pour les prévenir, leur dire qu’on allait revenir dès qu’on le pourrait, qu’ils devaient prioriser leur sécurité. »  

Autour de Geneina, des milices coupent l’évacuation. Les hommes sont menaçants, pointent leurs fusils sur les personnes. La situation va dégénérer. Certains tirent en l’air pour fêter le départ des Nations Unies et des ONG. 30 minutes à peine après le départ des expatriés, les combats reprennent et s’intensifient d’un coup.  

Paris, le temps d’une respiration 

À Paris, Justine et son équipe viennent accueillir l’avion de Charline et son collègue Nicolas.  La famille de Jo, dans un autre avion, arrive au même moment. De nombreux journalistes sont présents également.  « Je vois alors un journaliste et je me retrouve au micro de France Info. Finalement, on a récupéré tout le monde, c’était extrêmement émouvant. »  Pour Charline aussi, l’arrivée est intense : « Quand on arrive à l’aéroport, on apprend que l’avion d’évacuation de Khartoum atterrit au même moment. On comprend que tous nos amis de Khartoum arrivent. Mais cette joie est mêlée à beaucoup de tristesse, car les nouvelles envoyées par nos collègues soudanais sont terribles. » 

Les semaines qui suivent sont consacrées à prendre soin des équipes revenues. Chacun continue de suivre ce qu’il se passe sur le terrain avec la volonté de tout mettre en oeuvre pour y retourner au plus vite.  

Pendant un mois et demi, notre référent sécurité soudanais est le seul point de contact avec l’extérieur. « Au début je n’ai pas eu de nouvelles pendant quatre jours, se souvient Charline, puis il m’appelle un jour à 1h du matin. À partir de là, on garde le rythme d’un appel le matin, et d’un appel le soir pendant un mois et demi. SOLIDARITÉS INTERNATIONAL prend la tête de la réponse humanitaire pour le Darfour parce qu’on est les seuls à avoir des informations.”  

Pendant six semaines, nous donnons de bonnes nouvelles à nos autres collègues humanitaires, mais aussi des nouvelles dramatiques, des morts parmi les équipes. Au Soudan, les violences et les exactions se multiplient de façon dramatique. La situation est catastrophique. 

Aider des deux côtés de la frontière 

Tous les efforts sont tendus vers la possibilité de retourner au Soudan. Charline et Justine se retrouvent à Paris début mai en espérant recevoir un visa, mais le consulat ne peut en délivrer. Elles décident donc de passer par le Tchad avec une équipe logistique. SOLIDARITÉS INTERNATIONAL affrète deux avions du stock d’urgence, un qui atterrit au Tchad et l’autre à Port Soudan. « Nous avons pu récupérer notre avion à Ndjamena. Il était tard dans la soirée quand nous sommes allés voir notre matériel sortir de l’avion. Il y avait beaucoup d’émotions, ça devenait concret ! »   

Le travail s’organise par petites touches. L’équipe bénéficie du soutien, au Tchad, de collègues et de partenaires qui mettent tout en œuvre pour que cette expédition arrive à son terme. Une solidarité inter-agences rarement atteinte. Dans la ville tchadienne d’Adré, qui se situe sur la frontière, l’équipe réussit à monter ses tentes et à ouvrir un bureau. Côté soudanais, l’équipe a repris le travail dès que possible et réussit à faire tourner quelques camions d’eau. Ce sont les seuls à réussir cette gageure dans la ville. 

Le 16 juin à 17h, des combats très violents se font entendre au premier village soudanais après la frontière. Puis tout s’arrête et le temps se suspend. C’est alors que, dans un silence lourd de douleur, les réfugiés apparaissent. 80 000 personnes arrivent en masse, les unes derrière les autres, avec des blessures de guerre et sans avoir pu emporter quoique ce soit. Une vision que n’oublie pas Justine « On n’a pas de mot à ce moment-là. On ne dit rien. Je demande à notre collègue de nous conduire à l’hôpital soutenu par Médecins Sans Frontières. Et là, autour de l’hôpital, des gens à perte de vue. Pour aider, on prend en charge l’approvisionnement en eau de l’hôpital. On récupère tous les bidons d’eau possibles et on tourne jusqu’à 4h du matin pour distribuer de l’eau. Des membres de notre équipe qui ont fui Geneina, arrivent les uns après les autres, et notre aide s’organise. On s’est finalement installés dans l’enceinte de l’hôpital pour distribuer des kits d’hygiène (savons, moustiquaires, bâches et cordes). »   

Pour Charline également, la vision est choquante : « C’est juste un enfer sur terre. J’ai des images de femmes blessées, violées, avec des bébés, très peu d’hommes. Pas de mots. Au bout de deux ou trois jours, la situation se calme un peu et nous permet de commencer à parler aux gens qui nous racontent leur histoire. Ils nous racontent que les hommes étaient tués et les femmes violées. Des histoires d’une violence terrible. »   

L’équipe de SOLIDARITÉS INTERNATIONAL cherche encore le moyen de venir en aide à la population restée à l’intérieur du Soudan, mais la frontière est fermée dans le sens des sorties du Tchad. C’est alors que le destin fournit une opportunité rare à Justine : le président tchadien effectue une visite à l’hôpital d’Adré à la suite de l’arrivée des 80 000 réfugiés. Elle raconte : “Après de nombreuses discussions avec le porte-parole de la présidence, le gouverneur etc., il est acté que je vais rencontrer le président quelques minutes plus tard. Mon objectif est de faire réouvrir la frontière et d’aller au Soudan. Il me demande comment nous comptons agir dans ce pays en guerre. Je lui explique qui est SOLIDARITÉS INTERNATIONAL, notre action, et surtout, notre stratégie. Nous avons décidé d’aller, village après village, en distribuant l’aide et en discutant avec toutes les parties prenantes, jusqu’à Geneina.” Justine insiste pour que toutes les ONG puissent entrer. “ll y a plus de 450 000 personnes dans le besoin dans cet Etat du Darfour. SOLIDARITÉS INTERNATIONAL ne peut pas faire grand-chose toute seule !”  Victoire…le président accorde aux ONG le droit de rentrer au Soudan puis il reprend sa visite de l’hôpital.  

C’est ainsi que le 19 juin, Justine et Charline traversent la frontière et rejoignent leurs collègues soudanais, enfin. Les réunions s’organisent tout de suite avec les autorités locales, les chefs de village et toutes les parties prenantes au conflit pour négocier la possibilité de distribuer l’aide humanitaire aux populations. « On rappelle les principes, les besoins. On explique ce qu’on veut faire, où on veut aller, se souvient Charline. Après les négociations, ils nous garantissent l’accès libre aux populations, donc dès le lendemain on commence les distributions de kit d’hygiène ».  

Geneina, retour dans une ville désolée 

Village après village, l’équipe avance doucement vers Geneina. L’arrivée dans la ville est prévue pour le jeudi 29 juin. 

« Justine se lève à 3h du matin, se souvient Charline.  Ça me réveille et je commence à pleurer. À 4h30, je sors de ma chambre pour trouver Justine devant son café en train de pleurer. Tout lâche à ce moment-là. On rigole, on pleure. » Justine garde le même souvenir : « Je pense que nous avions besoin de ce sas de décompression avant de rentrer à Geneina dans laquelle nous savions que la situation était épouvantable, mais nous étions prêtes ! » 

À l’heure dite, l’équipe prend la voiture pour Geneina. À un check point, une vingtaine d’hommes armés leur coupe le passage avant de finalement se raviser. Quand l’équipe parvient enfin à Geneina, tout est désert. Sur l’axe principal, tout est brûlé. Le silence est assourdissant, même le muezzin des mosquées s’est tu. Personne dans les rues, les bâtiments détruits, un silence de mort. Justine se souvient de l’arrivée dans les bureaux de SOLIDARITÉS INTERNATIONAL : « On avance dans notre rue, on aperçoit nos voisins qui sont sortis pour nous accueillir. Plus loin sont garés nos camions qui approvisionnent la ville en eau depuis le début du conflit. Et on aperçoit enfin nos équipes. Quelle émotion ! Le soir, on rentre à Adré en promettant de revenir le lendemain. »  

À partir de ce moment, l’équipe reprend progressivement son fonctionnement. Les épidémies guettent, la ville n’a plus d’eau, plus de marché, plus rien. Il faut distribuer de l’eau, de la nourriture et des produits d’hygiène.  

Néanmoins, en 2024, il reste toujours impossible d’accéder à des pans entiers de la population soudanaise qui ont pourtant désespérément besoin d’aide. La ville de Khartoum, prise dans la guerre, est quasiment inaccessible. Celle d’El-Fasher subit une situation humanitaire catastrophique car l’approvisionnement n’y rentre pas. L’est du pays, du côté de la ville de Gedaref, est considéré comme une zone relativement calme. De nombreuses familles ayant fui Khartoum y ont trouvé refuge. Sur place, nos collègues ont réussi à apporter un peu d’aide à ces populations. Une famine se profile, notamment à l’ouest, au Darfour. Une immense partie du pays n’a accès à rien, et pourtant, les obstacles pour déployer l’aide humanitaire sont trop nombreux.  

Les équipe de SOLIDARITÉS INTERNATIONAL se battent tous les jours pour rester dans le pays et distribuer l’aide, mais il faut que les frontières ouvrent, que les visas soient accordés et que les barrières tombent pour permettre l’accès aux populations.   

Photo : © SOLIDARITÉS INTERNATIONAL

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