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Non, les ONG françaises ne représentent pas l’Etat français

Publié le jeudi 20 août 2020

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Tribune. Monsieur le Premier ministre,

Nous avons hésité à vous faire cette lettre. Préférant attendre quelques jours, par respect pour les familles des personnels humanitaires morts au Niger ; par respect pour les membres de l’organisation qui les employait. Pour éviter toute polémique par rapport à des événements qui ne peuvent être décryptés de façon lapidaire ou sous l’effet immédiat de l’émotion.

Nous vous écrivons pourtant, par respect toujours, à l’égard de toutes les autres équipes des ONG françaises ; par soucis de les protéger aussi. Parce que cela relève de notre responsabilité aujourd’hui. Il faut en effet que l’opinion publique entende une autre voix. Celle exprimée par des responsables d’organisations humanitaires. La voix de représentants de la société civile, une parmi d’autres, mais une voix différente de celle d’un chef de gouvernement. Car précisément, les ONG sont «non gouvernementales».

En tant qu’humanitaires français nous ne représentons pas l’Etat français. Nous ne nous engageons pas au nom de la France, ni de ses valeurs de fraternité, même si nous en sommes porteurs. Nous ne nous reconnaissons pas, dans les missions que nous menons, comme participants d’une lutte «du bien contre le mal».

Neutralité, impartialité, indépendance

C’est le dénuement des populations qui déclenche nos interventions. Nous savons trop que les groupes violents qui prolifèrent dans la zone sahélienne, dont celui responsable de l’assassinat abominable du Niger, prospèrent sur la pauvreté, les inégalités, la corruption, la déliquescence de l’Etat parfois. Nous savons que les opérations militaires internationales ne peuvent remplacer une action déterminée pour plus d’éducation, d’une meilleure gouvernance et répartition des richesses, de la lutte contre l’impunité, de mesures contre les effets du réchauffement climatique sur la production agricole, sans lesquelles aucune paix ne peut être durable. Aucune réconciliation possible. «Aller jusqu’au bout», c’est aussi ne pas occulter ces éléments d’analyse dans le drame qui vient de se dérouler.

Monsieur le Premier ministre, comme père vous avez eu des mots justes pour les familles. Pour leurs enfants, nos collègues. Puis s’est enclenchée une prise de parole qui a intimement mêlé – certes pour les distinguer – les considérations militaires avec le mobile humanitaire des jeunes gens décédés. Rapprochant la mort de deux soldats français au Burkina Faso en 2019 de celle des personnes assassinées au Niger. Un doute s’instille alors, que la présente lettre entend dissiper : les intervenants humanitaires ne sont pas la branche civile de l’opération militaire au Sahel.

En tant qu’humanitaire, nous nous engageons sur des idéaux de rencontres avec d’autres peuples et d’autres cultures ; sur une volonté de partage de nos compétences et d’une commune humanité avec des populations en danger. Nous nous engageons au nom des autres principes cardinaux que revendique le mouvement humanitaire dans son ensemble : ceux de neutralité, d’impartialité et d’indépendance.

Talon d’Achille

Les assassins doivent être poursuivis, appréhendés, jugés et condamnés parce qu’ils ont commis un acte qualifié de crime de guerre par le droit international humanitaire qui, précisément, transcende les logiques nationales au nom de lois universelles. Vous évoquiez dans votre discours le nécessaire renforcement de ce droit humanitaire dont la remise en cause est désormais patente sur certaines zones de conflit. La première urgence réside pour nous dans l’application effective des textes existants.

Monsieur le Premier ministre, nous avons une requête à vous faire. Si d’autres drames devaient, demain, concerner des membres d’ONG françaises, dissociez une compassion dont nous n’avons pas lieu de douter, de toute considération qui puisse hypothéquer la sécurité de celles et ceux qui décideront alors de poursuivre leur engagement sur le terrain. Ils travaillent dans des environnements où leur sécurité dépend, certes, des compétences des ONG qui les mandatent, mais aussi de l’usage politique que l’on peut faire de leur présence.

Car si le discours officiel fait des humanitaires français les représentants de la France, alors il piège nos organisations dans le rôle de talon d’Achille de sa puissance militaire et de ses objectifs stratégiques, renforçant l’exposition de nos équipes.

Avec toute notre considération.

 

Signataires : Action Contre la Faim, Pierre Micheletti (président), Jean-François Riffaud (directeur général) ; Care-France, Philippe Lévêque (directeur général) ; Handicap International, Manuel Patrouillard (directeur général fédéral) ; Médecins du monde, Philippe De Botton (président) ; Secours islamique France, Rachid Lahlou (président) ; Solidarités International, Antoine Peigney (président), Alexandre Giraud (directeur général) ; Triangle Génération humanitaire, Véronique Valty (vice-présidente).