Une pluie fine descend sur la plaine d’Akkar, au Nord du Liban, la région la plus verte et la plus pauvre du pays. Près de la route Kfar Melki, à 20 minutes de voiture de la frontière syrienne, un camion avance avec difficulté sur un chemin boueux débouchant sur un champ tapissé de serres et d’abris. Attiré par le cliquetis du pot d’échappement, un groupe de trois femmes et d’une quinzaine d’enfants syriens s’approche intrigué, vite rejoint par des voisins. La petite foule trempée s’arrête au bord du champ et suit du regard le camion qui se gare dans le champ côtoyant leurs maisons dans le camp informel “Kfar Melki 21”.
Généralement, quand la pluie tombe du ciel dans le Akkar, c’est une bonne nouvelle pour toute la population qui vit essentiellement de l’agriculture, y compris les dizaines de familles syriennes qui ont fui la guerre et qui travaillent sur ces champs cultivés de légumes. Pourtant, depuis que le 5 octobre 2022, le Liban a enregistré son premier cas de choléra, les choses ont rapidement changé.
“Quand il pleut, l’eau s’accumule devant nos tentes car nous vivons à l’extrémité du terrain, près des toilettes. Bien qu’il y ait des fosses, l’eau reste stagnante à plusieurs endroits, et il y a environ 16 ou 17 personnes qui utilisent les mêmes toilettes”, nous explique concernée Nour Zhrahin Dalloubeh, une femme syrienne de 28 ans.
Liban
Contexte et action- 5,7 millions d'habitants
- 112ème sur 191 pays pour l'Indice de Développement Humain
- 175 656 personnes bénéficiaires
“C’est ainsi qu’ils ont tous été infectés par le choléra”, dit-elle en pointant du doigt ses deux filles de six et huit ans et son petit garçon de trois ans, aggripé à son pantalon gris. Les enfants souffrent de diarrhées sévères, de vomissements et de fièvre qui les rendent faibles. Pourtant, ils ne sont pas isolés des autres habitants du campement. Au contraire, ils jouent, un peu émaciés, au milieu d’enfants d’autres familles.
D’ailleurs, les petits-fils de Mohammad Hamad Shkar, le voisin de Nour, sont aussi tombés malades. Cet homme avec une barbe épaisse, noire et bien entretenue, nous le raconte d’un air sérieux juste à quelques mètres du réservoir d’eau que les deux familles partagent pour se laver, faire la vaisselle et boire. “Il y a un forage pas loin d’ici que nous pouvons utiliser quand l’électricité fonctionne. Mais quand il n’y en a pas, nous achetons de l’eau en bouteille ou de l’eau distribuée par camion”, explique Mohammad Shkar, en indiquant le réservoir. Quand on regarde dedans, on trouve un liquide qui ressemble à tout sauf à de l’eau limpide et salubre.
L’accès à l’eau potable est devenu un problème de plus en plus urgent au Liban depuis octobre 2019, quand le pays est entré dans la crise la plus dévastatrice et multiforme de son histoire moderne.
Le résultat est un pays à genou, où l’électricité publique fonctionne de une à deux heures maximum par jour. Les coupures, fréquentes et prolongées, ont interrompu le travail des stations de pompage d’eau et des réseaux d’égouts dans tout le pays, créant des conditions très favorables à la propagation rapide de l’épidémie de choléra. La maladie étant généralement contractée à partir d’aliments ou d’eau contaminés.
L’épidémie, la première en 30 ans, s’est propagée rapidement parmi la population du Akkar et de la Bekaa, régions qui accueillent à elles deux 508 755 des 825 021 réfugiés syriens enregistrés au Liban par l’UNHCR. Mais le virus n’a pas épargné la population libanaise. Rapidement des patients ont été hospitalisés à Beyrouth et Tripoli. L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) a depuis mené des tests sur des échantillons d’eau qui ont confirmé la présence du choléra dans tout le pays. Selon le Ministère de la Santé libanaise, au moins 23 personnes seraient décédées depuis octobre 2022 et jusqu’à fin décembre on comptait 5 600 cas enregistrés et suspects.
“A chaque fois qu’un cas de choléra est identifié ou suspecté, nous allons dans la zone contaminée pour fournir de l’eau propre, chlorée, et nous désinfectons les toilettes qui auraient pu être contaminés par les personnes atteintes du choléra ”, raconte Olivier Leconte, directeur pays de SOLIDARITÉS INTERNATIONAL au Liban. L’ONG travaille sur la réponse à l’épidémie de choléra en collaboration avec les municipalités locales dans les régions du Akkar et du Nord Liban. Elle soutient à la fois les institutions sanitaires, les citoyens libanais mais aussi la population syrienne habitant dans des camps informels. “SOLIDARITÉS INTERNATIONAL aide la population dans un périmètre très précis : le lieu d’habitation de la personne malade et les maisons aux alentours. Nous faisons aussi des activités de sensibilisation et nous distribuons des kits d’hygiène”, explique Olivier Leconte.
A “Kfar Melki 21”, SOLIDARITÉS INTERNATIONAL a déployé une équipe d’intervention mobile pour expliquer aux habitants les procédures à mettre en place pour stopper une possible propagation du choléra. “Il faut établir immédiatement ce que l’on appelle un cordon sanitaire pour une dizaine de ménages qui gravitent autour des personnes contaminées”, dit Rim Osman, coordinatrice de SOLIDARITÉS INTERNATIONAL. L’équipe se partage donc les tâches : Ahmed, Program Manager, habillé en blouse bleue, avec gants, masque et chausse-pieds, fait signe à Nour et son mari de se débarrasser de l’eau potentiellement contaminée, pour ensuite les aider à nettoyer l’intérieur du réservoir ; un autre collègue – harnaché lui aussi d’une protection sanitaire – pulvérise du chlore sur les surfaces des maisons contaminées et celles des alentours.
Une fois que l’endroit est aseptisé, l’équipe de SOLIDARITÉS INTERNATIONAL rassemble tous les habitants des familles à l’intérieur du cordon sanitaire et distribue des dépliants expliquant les différentes manières d’éviter la propagation de la maladie, tandis que deux agents de terrain de SOLIDARITÉS INTERNATIONAL ouvrent l’arrière du camion et commencent à décharger de grandes boîtes blanches nommées « Kit d’hygiène » à distribuer aux ménages. Chaque famille reçoit une bassine, une bouteille d’eau de Javel, du savon, du matériel de désinfection et surtout du chlore, afin de purifier l’eau disponible.
Non loin de la distribution à “Kfar Melki 21”, à seulement quinze minutes en voiture, se trouve le camp informel de « Sammonye 183”, formé de 17 tentes et 17 ménages peuplées de 98 personnes, toutes provenant de Syrie. Une odeur puissante et un nuage de mouches annoncent les conditions d’assainissement difficiles dès l’entrée du camp. Une jeune femme de 23 ans, Jourieh Hammad, s’approche de la citerne à coté de sa tente et pendant qu’elle remet en place son voile rose, nous explique fataliste : “L’eau est rare ici« . Les réservoirs d’eau sont reliés aux tentes par des robinets, elle raconte que la quantité d’eau n’est pas suffisante pour toutes les familles qui habitent ici. “Il me faut de l’eau pour laver mes enfants, mais les toilettes sont partagées par quatre ou cinq tentes qui regroupent minimum dix personnes”.
Depuis le début de l’épidémie de choléra, SOLIDARITÉS INTERNATIONAL apporte régulièrement de l’eau par camion-citerne pour fournir les ménages en eau potable. La qualité est contrôlée par les équipes de l’ONG avant la distribution. En novembre, SOLIDARITÉS INTERNATIONAL a aussi construit quatre nouvelles latrines et quatre fosses septiques. “La situation est bien meilleure aujourd’hui. Avant, on avait qu’une toilette pour presque cent personnes”, dit Jourieh en soulignant tout de même que “le camp aurait besoin d’autres toilettes additionnelles”. Ces derniers mois, son fils de 9 mois a été hospitalisé pour avoir contracté le rotavirus à cause des mauvaises conditions hygiéniques du camp. D’autres jeunes femmes, qui entre-temps ont encerclé Jourieh pour l’écouter, hochent la tête et montrent leurs poignets et mollets, dévoilant des signes d’éruptions cutanées qui affluent sur leurs corps depuis plusieurs mois.
Les mauvaises conditions d’assainissement dûes au manque d’eau dans les camps informels où habitent les personnes d’origine syriennes ne sont pas rares au Akkar comme le confirme Maha Jassem Mohamed, 47 ans, point focal depuis “Minyara 012”, campement regroupant une quinzaine de ménages situé à dix minutes de “Sammonye 183”. Originaire de Hama en Syrie, Jassem remarque qu’en ce moment l’eau est le besoin le plus important : “Nos problèmes ont commencé avec les coupures de courant auxquelles le Liban est confronté”. Pendant qu’elle nous parle dans sa tente, les cris excités de quelques enfants à l’extérieur nous indiquent que la seule heure d’électricité publique disponible dans la journée est arrivée, et on a le privilège de voir l’eau couler d’un robinet positionné à l’extérieur, entouré par quatre tentes.
Maha prend une bassine et nous explique que cette heure-là est la seule pendant laquelle les familles peuvent remplir leur casserole d’eau ou laver leur linge. “Avant, il y avait un forage que nous utilisions pour obtenir de l’eau domestique et c’était suffisant, mais maintenant sans électricité nous avons perdu l’accès à l’eau”. SOLIDARITÉS INTERNATIONAL n’est pas encore intervenu dans ce camp. Maha raconte aux équipes que la source d’eau potable la plus proche est celle du forage du propriétaire libanais du champ voisin qui les autorisent à venir puiser de l’eau chez lui “quand il nous le permet” conclut Maha en secouant la tête.
Plusieurs résidents du camp informel “Minyara 012” témoignent que les relations entre les deux communautés ne sont pas faciles. Certaines familles syriennes ont retiré leurs enfants de l’école, d’autres font état d’agressions. Même l’utilisation des quelques sources d’eau potable à proximité, raconte une dame âgée d’une tente voisine, n’est pas toujours quelque chose d’accessible pour “des Syriens”.
Le directeur pays de SOLIDARITÉS INTERNATIONAL au Liban, Olivier Leconte, explique l’hostilité croissante de la part de la population d’accueil : “les Libanais sont également en grande souffrance et difficulté”. A cause des crises multiples qui traversent le pays depuis 2019, aggravées par le COVID, la pauvreté augmente.“ SOLIDARITÉS INTERNATIONAL doit faire face à plusieurs défis : maintenir l’aide aux réfugiés syriens, mais aussi soutenir la population libanaise la plus touchée et la plus vulnérable”, remarque Olivier.
Si les coupures d’électricité impactent l’accès à l’eau pour les réfugiés syriens, cela vaut aussi pour les Libanais de tout le pays. Spécialement pour ceux qui peuplent la région la plus pauvre de tout le Liban où les familles sont obligées d’acheter de l’eau potable auprès de sociétés privées, comme nous explique Kamal Mustapha El Selekh, travailleur agricole de 39 ans, devant sa maison à « Kfar Melki », dans le Akkar : “Le gouvernement ne fournit pas d’eau ici à « Kfar Melki » et les forages ne sont pas opérationnels en raison des coupures, nous devons donc acheter de l’eau fournie par des camions-citerne. Mais on ne sait même pas si elle est potable”. Cette eau à la potabilité non garantie n’est pas le seul défi auquel Kamal Mustapha et sa famille doivent faire face. Le prix très élevé de l’eau, par rapport aux revenus, est aussi un frein. Pour 1 500 litres, ils doivent payer 300 000 LBP (environs 7$) chaque semaine. “On ne peut pas se le permettre« , dit– il “C’est pourtant la seule solution que nous avons”. Mais aujourd’hui à tout cela s’ajoute un autre problème tout aussi grave : le choléra.
“J’étais au travail quand soudain j’ai eu des vertiges et j’ai développé de la fièvre”, nous raconte Kamal Mustapha El Selekh, “comme j’ai commencé à vomir et avoir la diarrhée, j’ai pris la décision d’aller dans un centre de santé primaire où ils m’ ont donné un traitement”. C’était mi-novembre. Deux jours après la sortie de la clinique, Kamal reçoit un appel de SOLIDARITÉS INTERNATIONAL qui dit qu’une équipe viendra chez lui pour prélever un échantillon de son eau. “Une semaine plus tard, ils ont construit une fosse chez moi. Avant sa construction la terre et la maison étaient inondées d’eaux noires”, dit Kamal en la montrant au fond de sa cour donnant sur les champs. Des sept membres de sa famille, lui seul a été infecté par le choléra.
Une fois que les lieux contaminés ont été assainis et les risques de contagion restreints, il reste un problème majeur. Bebnine, un village de 16 000 âmes dans le Akkar est devenu l’épicentre de l’épidémie de choléra. La source d’eau du village est entourée d’un enchevêtrement de dizaines de tuyaux noirs, fabriqués dans un plastique similaire à celui des tuyaux d’arrosage. « Ce sont les tuyaux qui fournissent l’eau aux maisons« , nous explique un garçon d’une vingtaine d’années alors qu’un groupe d’enfants à côté de lui se désaltère avec des bouteilles vides dans le trou où la source se jette.
Un habitant de Bebnine, un homme sur la cinquantaine, s’approche de la source et nous fait signe de le suivre en bas de la rue, à une vingtaine de mètres. Là, d’autres tuyaux enchevêtrés se jettent dans un canal au loin. Il nous montre que certains de ces tuyaux fuient. “Ce sont les tuyaux d’égout qui se mélangent aux tuyaux d’eau”, dit-il. Comme les tuyaux ont tous la même couleur noire et disparaissent dans le sol quelques mètres plus loin, il est difficile de vérifier quels tuyaux sont lesquels. Ce qui est sûr, pourtant, c’est qu’il y a des études qui ont été réalisées par l’Université Américaine de Beirut qui révèlent la présence depuis dix ans de taux élevés d’occurrence des maladies gastro-intestinales chez les résidents de Bebnine, et qui montrent la relation entre la qualité de l’eau et la santé de la communauté”.
Grâce au soutien de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), le Liban a reçu 600 000 doses de vaccin anticholérique provenant du stock mondial. Toutefois cela n’est pas suffisant pour protéger toutes les personnes potentiellement exposées, étant donné les graves problèmes d’électricité publique, d’accès à l’eau potable et d’assainissement des sources. La crise économique, financière et la pandémie de Covid, en outre, ont mis à rude épreuve un système de santé libanais déjà compromis. Même le Ministre de la Santé, Firas Abiad, à la suite d’un tour dans le Nord du pays quelques jours après l’apparition de l’épidémie de choléra, parlait d’un général “recul des services de base ». Autrement dit, selon l’OMS, la migration des personnels de santé, les chaînes d’approvisionnement perturbées et l’approvisionnement énergétique inabordable, la capacité de réponse des hôpitaux et des établissements de soins de santé primaires est extrêmement affaiblie au Liban. “L’OMS craint que cette flambée puisse submerger le système de santé libanais”, a déclaré le directeur de l’organisation, Tedros Adhanom Ghebreyesus.
A Bebnine, le 25 octobre 2022 le centre de santé primaire “Al Iman SSP” a ouvert une unité de traitement du choléra, vingt jours après le premier cas de choléra enregistré au Liban. SOLIDARITÉS INTERNATIONAL a activement soutenu la création de l’unité-choléra en construisant des latrines et des poubelles pour collecter les déchets de choléra qui sont ensuite transportés par le ministère de la Santé vers des décharges spécifiques. “Les premiers malades que nous avons vus ici provenaient principalement de camps informels de personnes syriennes, mais aujourd’hui il y a plus de Libanais infectés par le choléra que de Syriens”, raconte la Dr. Naheed Saadeldin, directrice du Al Iman SSP. A mi-décembre, 7 personnes étaient hospitalisées selon la directrice. Cependant, elle explique que le nombre de cas peut diminuer parfois et augmenter à d’autres moments selon la météo : “Lorsqu’il pleut, les eaux usées se mélangent à l’eau potable, contaminant cette dernière”, explique Saadeldin, “car cette eau atteint les familles et les gens l’utilise pour boire et laver les aliments, provoquant une augmentation des cas de choléra”.
Le centre de Bebnine n’était pas la seule structure à recevoir des cas de choléra. Devant l’hôpital Abdullah Al-Rassi de Halba, le seul hôpital public de tout le Akkar, à mi-décembre on ne peut pas imaginer aujourd’hui la confusion qui régnait un mois plus tôt. Au plus fort de l’épidémie “l’hôpital était devenu un centre de réponse à l’urgence, recevant uniquement les cas de choléra” raconte Ali Saada, directeur de l’administration financière de l’Abdullah Al-Rassi, “honnêtement, nous n’étions pas totalement prêts pour faire face, et l’épidémie a également affecté le flux de travail à l’hôpital par rapport au traitement des patients ordinaires”.
Selon les estimations de l’administration, par l’hôpital ont transité 500 malades de choléra. Saada nous le raconte pendant qu’il nous fait faire un tour pour montrer comment les salles d’isolement “covid” ont été vite transformées en salle d’isolement “choléra”. C’est bien pour ces dernières que SOLIDARITÉS INTERNATIONAL a construit 15 nouvelles toilettes, 4 douches et une pièce pour le linge sale des patients. Une fois sortis du secteur “isolement”, Ali Saada nous indique deux opérateurs de SOLIDARITÉS INTERNATIONAL qui sont dehors, en train d’effectuer un curage de fosse septique de l’hôpital, pour ensuite transporter les eaux usées contaminées par le choléra vers un site d’élimination approprié. Comme toute la structure hospitalière de Halba nécessite aussi un support plus général, SOLIDARITÉS INTERNATIONAL a ainsi construit 4 pompes à eau et 4 pompes à eaux usées. Saad termine le tour et conclut : “Nous avons besoin d’un soutien supplémentaire pour nous préparer à toute augmentation des cas de choléra”.
Textes : Costanza Spocci
Photos : Alessandro Rampazzo