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Les défis de l’accès humanitaire

Publié le jeudi 10 juin 2021

Thierry Benlahsen, ancien directeur des opérations de SOLIDARITÉS INTERNATIONAL, nous propose son éclairage sur les défis de l’accès humanitaire.

ÉCLAIRAGE

Que ce soit suite au passage du cyclone Eloïse au Mozambique en 2021, à l’afflux de déplacés internes dans la Ghouta orientale de Syrie en 2018 ou encore au récent coup d’État et à ses conséquences civiles au Myanmar, les ONG comme les Nations unies font régulièrement référence à l’impératif « d’accès humanitaire » dans leurs communiqués de presse et leurs allocutions dans les journaux télévisés.

Mais que signifie réellement ce terme, et comment travaille-t-on réellement à son amélioration ?

SOLIDARITÉS INTERNATIONAL définit l’accès humanitaire comme « la capacité des acteurs humanitaires à atteindre les populations touchées par une crise, et celle de la population touchée à avoir accès à l’aide et aux services humanitaires, d’une manière conforme aux principes de base de l’action humanitaire et à l’exigence de ne pas nuire. »

Cette définition revêt beaucoup de notions clefs pour les praticiens de la réponse humanitaire, et nous allons les développer ici.

Tout d’abord, pour appréhender « la capacité des acteurs humanitaires à atteindre les populations touchées par une crise », il faut tout d’abord comprendre les contraintes auxquelles ces acteurs sont confrontés au quotidien, et elles sont multiples.

 

CONTRAINTES LOGISTIQUES, SÉCURITAIRES ET ADMINISTRATIVES

Lors d’une grande catastrophe naturelle, par exemple la série de séismes au Népal de 2015, ce sont généralement les autorités du pays qui font appel à l’aide de la communauté internationale. Les acteurs de l’aide bénéficient à ce moment-là d’un laisser-passer humanitaire. Le principal défi est alors logistique : comment accéder aux populations potentiellement enclavées et livrées à elles-mêmes lorsque les routes sont coupées et les moyens aériens à l’arrêt ? Comment s’assurer que les communautés sachent accéder à l’aide lorsque les réseaux téléphoniques sont HS ?

La coordination entre acteurs, la priorisation des interventions par sévérité et le déploiement de matériel se transforment en course contre la montre, pour laquelle les acteurs humanitaires et les États sont néanmoins de plus en plus rodés à travers le monde.

Ce défi se complique lorsqu’au désastre naturel se rajoute une situation de conflit préexistante (une situation souvent connue au Sri Lanka dans les années 1990 et 2000). Les humanitaires doivent alors développer une toute autre stratégie d’accès prenant en compte les parties au conflit.

Dans la réalité de notre métier, c’est bien cette dimension qui occupe une grande partie de nos efforts : en 2019, 90% des interventions de SOLIDARITÉS INTERNATIONAL concernaient une situation de conflit ou de crise.

Les enjeux y sont souvent sécuritaires : ils peuvent être le résultat d’une dégradation globale du contexte (taux de criminalité élevé y compris des risques d’enlèvement; attaques aériennes ; tirs croisés multiples ; engins explosifs improvisés…). Ces menaces peuvent également cibler une ONG en particulier, des groupes d’ONG ou l’ensemble des acteurs humanitaires (notamment quand certains groupes armés refusent l’accès selon une idéologie, des croyances, une paranoïa ou une perception que les ONG soutiennent l’une des parties au conflit).

Les contraintes politiques ou administratives – parfois appelés ‘obstacles bureaucratiques’ – sont cependant les contraintes les plus fréquemment rencontrées par les ONG. Ce type d’obstacles peut retarder les activités ou, dans des cas extrêmes, entraîner le bannissement des ONG. Ces contraintes recouvrent notamment les restrictions de délivrance des visas ; le refus, le retard ou la suspension des enregistrements officiels ; le blocage des transferts de fonds ; les ingérences dans l’évaluation ou la mise en œuvre des activités (y compris la supervision directe par une agence gouvernementale) et le contrôle des déplacements par des procédures d’autorisation complexes ou laissez-passer internes.

 

ANALYSE, QUALITÉ D’INTERVENTION ET NEUTRALITÉ

Face à ces contraintes, SI a dû développer au fil des années sa capacité à intervenir quel que soit le contexte, tout en protégeant ses équipes.

Tout d’abord en développant des activités adaptées à des situations de conflit : agir en contexte de guerre demande bien évidemment à mettre en place des protocoles d’analyse et de gestion de sécurité très poussés. Mais l’expérience nous a prouvé qu’en amont, la meilleure manière de nous protéger et de protéger nos équipes est de mettre en œuvre une réponse humanitaire de qualité et dont le besoin est unanime pour tout le monde. En Afghanistan, pendant des années, notre sécurité a justement reposé sur l’image positive que nos activités de relance agricole faisaient rejaillir sur notre organisation, y compris auprès des Talibans.

En deuxième lieu, notre capacité à interagir avec l’ensemble des parties au conflit est très souvent un garant fort de notre acceptation. L’utilisation du terme générique de « négociation humanitaire » est d’ailleurs assez déroutante : dans la réalité des faits une ONG n’a rien à troquer en contrepartie des autorisations accordées par un gouvernement ou un groupe armé, si ce n’est l’assurance d’une aide neutre et impartiale envers les populations les plus vulnérables.

La négociation humanitaire consiste alors concrètement à expliquer à nos interlocuteurs notre mandat, notre action et les activités à venir. C’est un travail de l’ombre, mais dont le principe doit être la transparence, pour démontrer à une partie que nous n’accorderons pas à leurs ennemis des faveurs que nous leur refusons par ailleurs. Au centre du Mali, la continuation de la tolérance des groupes armés à notre égard repose principalement sur ce principe démontré d’équidistance, avec des conséquences potentiellement désastreuses si nous y contrevenions.

Ce jeu d’équilibriste permanent, dans lequel nous essayons de nous parfaire depuis des années, ne nous prémunit cependant pas à 100% de rencontrer des incidents graves. Les gouvernements, les administrations comme les groupes armés ne sont pas toujours des entités fiables, et ce qui est conclu avec un haut-gradé peut être remis en question par un subalterne. De manière plus critique, l’intérêt du même haut-gradé à laisser travailler les humanitaires peut drastiquement changer pour des raisons politiques. Cette fluidité de contexte et d’intérêt nous oblige à revoir très régulièrement notre analyse, afin de nous assurer que nous ne passons pas à côté d’un changement majeur.

Cet impératif d’analyse permanente est aussi celui qui doit nous permettre un élément central de notre définition de l’accès humanitaire : ne pas nuire. Au-delà de la protection de nos équipes, et une fois que celles-ci ont par exemple terminé une distribution d’articles essentiels auprès d’une communauté, nous devons nous assurer que cette dernière ne devienne pas sujette – en raison de notre aide – à une prédation de la part des groupes armés. Là encore, c’est notre capacité à anticiper – avec la communauté – les risques auxquels elle fait face qui permettront d’éviter des conséquences potentiellement désastreuses.

L’accès humanitaire repose donc avant tout sur une compréhension très fine des environnements dans lesquels nous intervenons, et de la perception, par nos interlocuteurs de notre neutralité et de notre impartialité. À une époque où de plus en plus de gouvernements parlent d’un besoin de protection des humanitaires, nous répondons que la priorité est pour nous qu’ils nous garantissent notre espace d’indépendance totale.

 

Photo header © Hélène Voisir / SOLIDARITÉS INTERNATIONAL

Photo dans l’article 1 © SOLIDARITÉS INTERNATIONAL

Photo dans l’article 2 © Olivier Laban Mattei / SOLIDARITÉS INTERNATIONAL